X
M. de Théligny.
Le jour retrouva l’amiral sur le rempart.
Loin d’être abattu par l’échec de la veille, Gaspard de Coligny avait décidé que l’on ferait une nouvelle tentative.
À son avis, l’ennemi savait qu’un secours était entré dans la ville, mais il n’en connaissait pas l’importance ; il fallait lui faire croire que ce secours était bien plus puissant qu’il ne l’était en réalité.
On conduirait ainsi le duc Emmanuel Philibert à entreprendre un siège régulier en lui ôtant l’espoir d’emporter la ville d’un coup de main ; or, un siège régulier, c’était dix jours, quinze jours, un mois peut-être de répit, pendant lequel le connétable ferait de son côté quelque tentative et où le roi aurait le loisir de prendre des mesures.
Il appela donc à lui le jeune lieutenant de la compagnie du Dauphin, M. de Théligny.
Celui-ci accourut. Il avait fait merveille dans la soirée précédente au faubourg d’Isle et, cependant, il s’était tiré sain et sauf de la bataille ; si bien que ses soldats, qui l’avaient vu au milieu de la fusillade, des épées et des lances, en le retrouvant sans une égratignure, l’avaient baptisé l’Invulnérable.
Il s’approcha de l’amiral, gai et souriant, comme un homme qui vient de faire son devoir et qui est encore prêt à le faire. L’amiral le conduisit derrière le parapet d’une tour.
– Monsieur de Théligny, lui dit-il, voici ce que j’ai résolu. Vous voyez bien d’ici ce poste d’Espagnols ?
Théligny fit signe qu’il voyait parfaitement.
– Eh bien, il me paraît facile à surprendre avec trente ou quarante cavaliers... Ordonnez donc trente ou quarante hommes de votre compagnie, mettez à leur tête un homme sûr et faites-moi enlever hardiment ce poste-là !
– Mais, monsieur l’amiral, demanda en riant Théligny, pourquoi ne serais-je pas moi-même cet homme sûr qui doit commander la sortie ? Je vous avoue que je suis sûr de mes officiers, mais encore autrement sûr de moi.
L’amiral lui posa la main sur l’épaule.
– Mon cher Théligny, lui dit-il, les hommes de votre trempe sont rares ; voilà pourquoi il ne faut pas les risquer dans des escarmouches et les aventurer dans des échauffourées. Donnez-moi votre parole d’honneur que vous ne commanderez pas la sortie ou, tout mourant de fatigue que je suis, je demeure sur le rempart.
– S’il en est ainsi, monsieur l’amiral, dit Théligny en s’inclinant, retirez-vous, prenez du repos et laissez-moi le soin de l’entreprise : je vous engage ma parole que je ne franchirai pas la porte de la ville.
– Je compte sur votre parole, monsieur ! dit gravement l’amiral.
Puis, comme s’il eût voulu faire comprendre que la gravité de son visage et de sa voix s’appliquait seulement à cette recommandation de ne point quitter la ville :
– Quant à moi, mon cher Théligny, ajouta-t-il, je ne retourne pas même au logement du gouverneur, que je trouve trop éloigné ; je rentre chez M. de Jarnac, je me jette sur un lit et j’y dors une heure ou deux... Vous me trouverez là.
– Dormez tranquille, monsieur l’amiral, répondit Théligny ; je veille.
L’amiral descendit le rempart en face de la tour de Guise et entra dans la deuxième maison de la rue de Rémicourt, qui était celle qu’habitait M. de Jarnac.
Théligny le suivit des yeux ; puis, se tournant vers un enseigne :
– Trente ou quarante hommes de bonne volonté de la compagnie du Dauphin ! dit-il.
– Vous allez les avoir à l’instant même, mon lieutenant, répondit l’enseigne.
– Comment cela ? je n’ai donné aucun ordre.
– C’est vrai ; mais les paroles de M. l’amiral ont été prises au vol par un des auditeurs qui a fait signe que c’était compris et qui est parti tout courant du côté de la caserne en criant : « Dauphins ! Dauphins, à la bataille ! »
– Et quel homme est-ce que celui qui exécute si bien les ordres avant qu’ils soient donnés ?
– Ma foi ! mon lieutenant, répondit en riant l’enseigne, il m’a bien plus l’air d’un diable que d’un homme : la moitié de son visage est couverte d’un appareil ensanglanté, ses cheveux sont brûlés tout ras, sa cuirasse est bosselée devant et derrière, et ses habits sont en loques !
– Ah ! très bien, dit Théligny, je sais à qui nous avons affaire... Vous avez raison : ce n’est pas un homme, c’est un diable !
– Eh ! tenez, le voici, mon lieutenant, dit l’enseigne.
Et il montrait à Théligny un cavalier qui accourait au galop, venant de la porte d’Isle.
C’était Malemort, à moitié brûlé, à moitié noyé, à moitié assommé dans la sortie de la veille et qui, ne s’en portant que mieux, demandait à faire une nouvelle sortie.
En même temps, du côté opposé, c’est-à-dire débouchant par la rue du Billon, à l’extrémité de laquelle était une caserne, s’avançait une petite troupe de quarante cavaliers.
Avec l’activité qui le caractérisait lorsqu’il était question de donner des coups ou d’en recevoir, Malemort avait eu le temps de courir au quartier, d’y transmettre la volonté de l’amiral, de se rendre à la porte d’Isle, d’y seller son cheval et de revenir à la porte de Rémicourt, où il se trouvait arriver, comme on voit, en même temps que les cavaliers de la compagnie du Dauphin.
Pour toute récompense du zèle et de l’activité qu’il venait de déployer, Malemort demanda la faveur de faire partie de l’expédition ; ce qui lui fut accordé.
Au reste, il avait déclaré que, si on ne l’adjoignait pas à la sortie principale, il ferait une sortie particulière ; que, si on ne lui ouvrait pas les portes, il sauterait du haut en bas du rempart.
Seulement, Théligny qui le connaissait pour l’avoir vu à l’œuvre la veille, lui recommanda de ne point se séparer du corps principal et de charger dans les rangs.
Malemort promit tout ce que l’on voulut.
La porte fut ouverte et la petite troupe sortit.
Mais, à peine hors de la porte, Malemort, entraîné par la rage qui le tenait, ne put s’astreindre à suivre le chemin pris par la petite troupe et qui, sous un couvert d’arbres et à la faveur de certains mouvements du sol, devait conduire les quarante cavaliers tout près du poste espagnol ; il coupa le terrain en droite ligne, lançant son cheval au grand galop et criant : « Bataille ! bataille ! »
Pendant ce temps, l’amiral, ainsi qu’il l’avait dit, s’était retiré chez monsieur de Jarnac et s’était jeté sur un lit ; mais, tourmenté par une espèce de pressentiment et malgré sa fatigue ne pouvant s’endormir, il se releva au bout d’une demi-heure, et, comme il lui semblait entendre des cris du côté du rempart, il prit à la main son épée dans le fourreau et sortit vivement.
À peine avait-il fait vingt pas dans la rue de Rémicourt, qu’il vit accourir à lui MM. de Luzarches et de Jarnac. À leur air effaré, il était facile de voir qu’il venait de se passer quelque chose de grave.
– Ah ! dit M. de Jarnac en abordant l’amiral, vous savez donc déjà ?...
– Quoi ? demanda Coligny.
Les deux officiers se regardèrent.
– Si vous ne savez pas, dit M. de Luzarches, comment donc êtes-vous sorti ?
– Je ne pouvais dormir, j’avais quelque chose comme un pressentiment... Ayant entendu des cris, je me suis levé, et me voici.
– Venez, alors !
Et les deux officiers remontèrent vivement sur le rempart, accompagnant l’amiral.
Le rempart était encombré de spectateurs.
En effet, voici ce qui s’était passé.
L’attaque prématurée de Malemort avait donné l’alarme. Le poste espagnol était plus nombreux qu’on ne l’avait jugé ; les soldats et l’officier de la compagnie du Dauphin, qui croyaient surprendre l’ennemi, trouvèrent l’ennemi à cheval et en nombre double du leur. À cette vue, la charge mollit ; quelques cavaliers tournèrent bride, les plus lâches abandonnant les plus braves. Ces derniers étaient aux prises avec des forces trop considérables pour ne point succomber s’il ne leur arrivait un prompt secours. Théligny oublia la parole engagée à l’amiral : sans autre arme que son épée, il sauta sur le premier cheval qui se trouva à sa portée et il s’élança hors des murailles, appelant à grands cris au secours de leurs compagnons ceux qui avaient tourné bride. Quelques-uns alors se rallièrent à lui et, avec huit ou dix hommes, espérant faire une diversion, il était venu, tête baissée, donner au milieu des Espagnols.
Un instant après, on avait vu ce qui restait des quarante cavaliers de la compagnie du Dauphin ramené vivement.
Ils étaient diminués d’un tiers et M. de Théligny n’était point avec eux.
C’était alors que MM. de Jarnac et de Luzarches, jugeant qu’il était important de prévenir l’amiral de ce nouvel échec, s’étaient acheminés vers la maison où il s’était retiré pour prendre une heure de repos, et l’avaient rencontré à moitié chemin.
On a vu comment tous trois s’étaient élancés sur le rempart qui dominait le théâtre de la catastrophe.
Là, Coligny avait interrogé les fuyards ; ceux-ci avaient raconté ce que nous venons de dire.
À l’égard de M. de Théligny, ils ne pouvaient rien affirmer : ils l’avaient vu arriver comme la foudre, frapper l’officier espagnol d’un coup d’estoc au visage ; mais aussitôt il avait été entouré et, comme il ne portait aucune arme offensive, il était, au bout de quelques secondes, tombé percé de coups.
Un seul soldat soutenait que, tout dépouillé et tout percé de coups qu’était M. de Théligny, ce brave officier n’avait pas encore rendu le dernier soupir, parce qu’il l’avait vu faire un mouvement d’appel au moment où il passait au galop près de lui.
Quoique cet espoir fût bien faible, l’amiral donna aux officiers de la compagnie du Dauphin l’ordre de monter à cheval et, à tout prix, de rapporter M. de Théligny mort ou vif.
Les officiers, qui ne demandaient pas mieux que de venger leur camarade, commençaient déjà de courir à la caserne, lorsqu’une espèce de Goliath sortit de la foule, et, portant la main à sa salade :
– Barton, meinherr amiral, dit-il ; ce n’êdre boint bézoin d’ine gombagnie bour aller gerger cette bauvre tiable de lieudenant... s’il le feut, meinherr amiral, ch’irai afec mon nefeu Frantz, et nous l’abborderons mort ou five !
L’amiral se tourna vers celui qui faisait cette honnête proposition : c’était un des aventuriers qu’il avait pris à son service sans trop compter sur eux et qui, comme on le voit, avaient, dans le peu de rencontres déjà accomplies, largement payé de leurs personnes.
Il reconnut Heinrich Scharfenstein ; à quatre pas derrière lui, dans la même attitude et pareil à l’ombre de son oncle, se tenait Frantz.
La veille, il les avait vus tous deux à l’œuvre, défendant chacun une des brèches du faubourg d’Isle, et il lui avait suffi d’un coup d’œil pour les apprécier.
– Oui, mon brave, dit l’amiral, j’accepte... Que demandes-tu pour cela ?
– Che temante un chéfal bour moi et un chéfal bour mon nefeu Frantz.
– Mais ce n’est point là ce que je veux dire.
– Auzi, addentez tonc... Che temante engore teux hommes bour monder en groube terrière nous.
– Soit ; mais après ?
– Après ? C’êdre dout... Zeulement, il vautrait teux chéfaux gras et teux hommes maicres.
– Eh bien ! tu choisiras toi-même hommes et chevaux.
– Pon ! fit Heinrich.
– Mais je voulais dire que pour l’argent...
– Oh ! l’archent, c’êdre l’avvaire de Brogobe.
– Il n’y a pas besoin de Procope pour cela, dit l’amiral. Je promets pour Théligny vivant cinquante écus, et pour Théligny mort vingt-cinq écus de gratification.
– Oh ! oh ! fit Heinrich en riant de son gros rire, che fous en irai gerger dant gue fous foutrez, à ce brix-là !
– Eh bien, alors, va, dit l’amiral, et sans perdre de temps !
– Dout de zuide, meinherr amiral, dout de zuide !
Et en effet, immédiatement Heinrich se mit à choisir les chevaux.
Ceux qu’il préféra étaient deux chevaux d’escadron, vigoureux, fortement râblés, solides sur leurs jambes.
Puis il commença l’inspection des hommes.
Tout à coup, il poussa un cri de joie : il venait d’apercevoir, d’un côté Lactance et, de l’autre, Fracasso. Un pénitent et un poète, c’était ce que le bon Heinrich connaissait de plus maigre au monde.
L’amiral ne savait trop que penser de tous ces préparatifs ; mais il s’en rapportait, sinon à l’intelligence, du moins à l’instinct des deux géants.
Les quatre aventuriers descendirent le talus du rempart, disparurent sous la voûte de la porte de Rémicourt ; puis, un instant après, la porte leur ayant été ouverte, ils reparurent deux sur chaque cheval mais prenant cette fois toutes les précautions d’ombre et de couvert qui avaient été négligées par Malemort.
Puis ils s’enfoncèrent derrière une petite éminence qui s’élevait à droite du moulin de la Couture.
Ils nous serait impossible d’exprimer l’intérêt qui s’attachait à l’expédition de ces quatre hommes allant disputer un cadavre à toute une armée, car l’avis des moins pessimistes était que Théligny devait être mort.
Aussi le silence qui s’était fait parmi les trois ou quatre cents personnes entassées sur le rempart, tant que les quatre aventuriers avaient été en vue, se continua-t-il quand ils eurent disparu derrière la colline.
On eût dit que toute cette foule avait peur, par un souffle, par un mot, par un mouvement, d’éveiller la surveillance de l’ennemi.
Au bout d’un instant, on entendit une décharge de huit ou dix coups d’arquebuse.
Tous les cœurs tressaillirent.
Presque en même temps, Frantz Scharfenstein reparut à pied, portant, non pas un homme, mais deux hommes entre ses bras.
Derrière lui, la cavalerie et l’infanterie de l’expédition soutenaient la retraite.
La cavalerie ne se composait plus que d’un cheval et d’un homme ; sans doute, un des deux chevaux avait été tué par la décharge qu’on avait entendue.
L’infanterie se composait de Fracasso et de Lactance, chacun son arquebuse à la main.
Huit ou dix cavaliers espagnols harcelaient la retraite. Mais l’infanterie était-elle trop pressée, Heinrich opérait une charge et la dégageait à grands coups de masse ; mais était-ce la cavalerie qui, à son tour, se trouvait serrée de trop près, deux coups d’arquebuse partis en même temps, avec une unité et une justesse remarquables, mettaient deux Espagnols à terre et donnaient à Heinrich le temps de respirer.
Cependant, Frantz gagnait du chemin et, en quelques secondes, grâce à ses gigantesques enjambées, il se trouva hors de toute poursuite.
Ce fut un cri de joie et d’admiration quand on le vit gravir le talus, portant dans ses bras ces deux corps, hommes ou cadavres, comme une nourrice eût porté deux enfants.
Il déposa la moitié de son fardeau aux pieds de l’amiral.
– Foilà le fôtre, dit-il ; il n’êdre bas dout à vait drébassé !
– Et celui-là ? demanda Coligny en montrant le second blessé.
– Oh ! zelui-là, dit Frantz, ce n’êdre rien... c’êdre Malemort... Tans ine minute, il fa êdre refenu ! Lui êdre le tiaple, lui bas boufoir êdre dué !
Et il se mit à rire de ce rire particulier à l’oncle et au neveu et que l’on eût pu appeler le rire des Scharfenstein.
En ce moment, aux acclamations des assistants, les trois autres aventuriers, cavalerie et infanterie, rentraient dans la ville.
En effet, comme l’avait dit Frantz Scharfenstein, Théligny n’était pas encore mort, quoique percé de sept coups d’épée et de trois balles ; ce qui était facile à voir, les Espagnols lui ayant enlevé jusqu’à sa chemise et l’ayant laissé à l’endroit où il était tombé, bien convaincus qu’il ne s’en relèverait jamais.
On le porta aussitôt chez M. de Jarnac et on le coucha sur ce même lit où l’amiral, une heure auparavant, n’avait pu reposer, tourmenté par le pressentiment de ce qui arrivait.
Là, et comme s’il n’eût attendu que ce moment, le blessé rouvrit les yeux, regarda autour de lui et reconnut l’amiral.
– Un médecin ! un médecin ! s’écria vivement Coligny se reprenant à un espoir qu’il avait complètement perdu.
Mais Théligny, étendant la main :
– Merci, monsieur l’amiral, dit-il ; Dieu permet que je rouvre les yeux et que je retrouve la voix pour vous demander bien humblement pardon de vous avoir désobéi.
L’amiral l’arrêta.
– Ah ! mon cher monsieur Théligny, lui dit-il, ce n’est point à moi qu’il faut demander pardon car, si vous m’avez désobéi, c’est par excès de zèle pour le service du roi ; mais si vous êtes aussi mal que vous croyez être et que vous ayez quelque chose à demander, demandez-le à Dieu !
– Oh ! monsieur, dit Théligny, je n’ai heureusement à demander pardon à Dieu que de ces fautes qu’il est permis à un bon gentilhomme d’avouer... tandis que, en vous désobéissant, j’ai commis contre la discipline une grave offense... Pardonnez-moi donc, monsieur l’amiral, afin que je meure tranquille !
M. de Coligny, si bon appréciateur de tout vrai courage, se sentit venir les larmes aux yeux en entendant ce jeune officier qui, sur le point de quitter une vie si pleine de belles promesses, ne paraissait regretter que ce moment d’oubli aux ordres de son général.
– Puisque vous le voulez absolument, dit-il, je vous pardonne une faute dont tout brave soldat serait fier et, si cette seule chose vous tourmentait à votre dernière heure, mourez tranquille et en paix comme est mort le chevalier Bayard, notre modèle à tous !
Et il s’inclina pour poser ses lèvres sur le front pâle du mourant.
Celui-ci, de son côté, fit un effort et se souleva.
Les lèvres de l’amiral touchèrent le front du jeune officier qui murmura ce seul mot :
– Merci !
Et il retomba en poussant un soupir.
C’était le dernier.
– Messieurs, dit Coligny essuyant une larme et s’adressant à ceux qui l’entouraient, voici un brave gentilhomme de moins... Dieu nous donne à tous une pareille mort !